Extrait 2

Du plus loin que remontent mes souvenirs, j’ai été perturbé par le sentiment de connaître à l’avance les évènements à venir, où plutôt, la suite des évènements, leur aboutissement. Bref ! Appelez cela comme vous voudrez.

Tout gamin, chaque dimanche, je savais par exemple, une seconde avant que le gros Ruitman, avec ses lunettes en cul de bouteille ne l’annonce, le numéro qu’il avait tiré. C’était comme cela. Sa main plongeait dans la sphère grillagée, brassait les billes, retirait délicatement l’une d’entre elles et alors qu’il ouvrait la bouche, je murmurais : « Le 2, le 7 ». Dans la seconde qui suivait, sa voix nasillarde annonçait au micro : LE NUMERO 27 ! . . . Et, tandis que dans la salle, avec un ensemble parfait, cent vingt têtes se penchaient en avant sur les cartons multicolores, j’évitais le regard de ma mère.

Plus tard, lorsque ce môme qu’on avait en garde, (Comment s’appelait-il déjà ? Loïc ? Ludovic ?. . .) Bref ! Lorsqu’il s’est brulé les mains sur la porte du four, je lui tournais le dos et cependant, mon cri a précédé le sien. La mère Lesmanoro, la voisine espagnole d’à côté, nous l’avait une fois de plus fourgué une heure ou deux pour être tranquille. Je dois dire que jusqu’à ce qu’elle remballe ses affaires et dégage du quartier, elle n’a jamais remis ça. Ce jour -là, pourtant, l’après-midi avait bien commencé et je revois la scène comme si c’était hier. Félicie, ma mère, s’était mis en tête de nous faire des madeleines et fourgonnait dans le placard à la recherche de je ne sais quoi. De farine peut-être ou de ses moules en métal argenté. Le gosse, lui, jouait par terre.

À cet âge-là, un chiard c’est pire qu’une anguille. Au moment où c’est arrivé, comme je l’ai déjà dit, je regardais ailleurs mais l’image des chaires à vif, s’est imposée à moi, et j’ai hurlé en me retournant. Le gamin avançait les bras tendus, ses mains ne se trouvaient encore à quelques centimètres de la vitre brulante mais il était trop tard. C’est comme ça . . . Ce don est une malédiction qui me tient toujours en alerte, et de toute façon, quoi qu’il advienne, à de rares exceptions près, je n’ai jamais le

temps d’agir pour faire quoi que ce soit. Vous voulez d’autres exemples ? En primaire, à chaque interro, la vieille Becker nous rendait les copies sans ordre précis et marquait un temps d’arrêt, la feuille tendue, avant d’annoncer le classement. C’était sa façon à elle de faire durer le suspens, de retenir notre attention. Je prononçais alors la note obtenue à mi voix, et comme un écho elle la répétait derrière moi.

Autre chose encore : Lorsque le facteur apportait une lettre, ce qui il faut bien le dire, était plus que rare, je pouvais la prendre, la palper, la triturer dans tous les sens, il ne se passait rien. Il suffisait que l’on commence à déchirer l’enveloppe pour que je sache de façon intuitive qui nous avait écrit et ce que contenait le message. Pas mot à mot bien sûr mais dans les grandes lignes, j’en connaissais la teneur.

Oh ! Ne pensez pas que je n’en ai jamais tiré parti, mais chaque fois dans ce cas, les évènements se sont retournés contre moi. Adulte, les interdictions de casino et les passages à tabac réguliers au fond de ruelles, ont fini par me guérir à tout jamais des arnaques aux jeux de cartes. Si j’y ai appris la vie, j ’y ai également soir après soir laissé des dents, un doigt de la main gauche et toutes mes illusions.

Dans un autre domaine, je me suis mêlé un jour d’annoncer à une voisine l’arrivée de son fils militaire. Il faut dire qu’elle avait évoqué devant moi son prénom, et qu’avec clarté ce retour m’avaient traversé l’esprit : Un costume plié sur une chaise, une valise posée dans l’entrée. Je ne me doutais pas qu’on rapatriait en réalité son corps tué au cours d’un engagement à l’étranger. La pauvre femme a su la vérité alors que toute à sa joie, elle préparait une chambre, et m’en a voulu le reste de ses jours.

Depuis, bien sûr, j’ai appris à la fermer, et quoiqu’il advienne, ne jamais intervenir. C’est dire que le jour ou j’ai sauvé la vie du grand Willie, je l’ai fait de façon instinctive presque contre mon gré. Et même si pour une fois, j’ai eu le plaisir de voir cette grande gueule en rester comme deux ronds de flan, comme toujours, je n’ai pas tardé à m’en mordre les doigts…

Seriez-vous intéressé(e) par la publication de ce livre ?

Z'estez-le en cliquant sur les smileys ci-dessous !

Vous n'êtes pas intéressé(e) ? Dites-nous pourquoi ?

Aidez-nous à vous proposer des ouvrages qui pourraient vous intéresser.